Quand
nous dépasserons l’humanité,
alors nous serons l’Homme.
Sri Aurobindo
Cet
Agenda... Un jour, une autre espèce parmi les
hommes se penchera sur ce fabuleux document comme sur le drame
tumultueux qui dut entourer la naissance d’un premier
homme parmi les hordes hostiles d’un grand
Carbonifère délirant. Un premier homme,
c’est la contradiction dangereuse d’une certaine
logique simienne, c’est une menace de l’ordre
établi qui courait gentiment parmi de hautes
fougères imprescriptibles – et tout d’abord,
ça ne sait même pas que c’est un homme.
Ça se demande bien ce que c’est. C’est
étrange à soi-même, douloureux à
soi-même. Ça ne sait même plus grimper aux
arbres comme d’habitude. Et c’est tellement
dérangeant pour tous ceux qui grimpent aux arbres de la
vieille habitude millénaire. Peut-être bien est-ce
une hérésie ? À moins que ce ne soit une
maladie cérébrale ? Il a dû falloir bien du
courage pour un premier homme dans une petite clairière.
Même cette petite clairière n’était
plus si sûre. Un premier homme, c’est une
perpétuelle question. Et qu’est-ce que je suis donc
au milieu de tout ça ? Et où est ma loi, quelle
est la loi ? Et s’il n’y avait plus de lois...
c’est effrayant. Les mathématiques en panne.
L’astronomie aussi et la biologie qui se mettent à
répondre à de mystérieuses influences. Un
tout petit point tassé au milieu de la grande
clairière du monde. Et qu’est-ce que c’est
que tout ça, si j’étais
« fou » ? Et puis des griffes autour,
beaucoup de griffes contre cet insolite produit. Un premier
homme, c’est très seul. C’est très
insupportable pour la « raison »
pré-humaine. Et les tribus autour grondaient comme les
singes rouges dans le crépuscule de la Guyane.
Un jour, nous étions comme
ce premier homme dans la grande nuit stridulente de
l’Oyapock. Notre cœur battait comme à la
retrouvaille d’un très vieux mystère –
tout d’un coup, c’était très nouveau
d’être un homme au milieu des cascades de diorite et
des jolis élaps rouges et noirs qui glissent sous la
feuille. C’était encore plus extraordinaire
d’être un homme que ne le pensaient nos vieilles
tribus établies dans leurs équations infaillibles
et leurs biologies imprescriptibles. C’était une
« quantité » tout à fait
incertaine et qui échappait délicieusement
à ce qu’on en pensait, peut-être bien
même à ce qu’en pensaient de doctes hommes.
Ça courait autrement, ça sentait autrement. Cela
vivait dans une sorte de continuité sans rupture avec la
sève des grands balatas, le cri des aras et l’eau
qui pétille dans la petite vasque. Ça
« comprenait » très
différemment. Comprendre, c’était être
dans tout, juste un éclair et puis on était dans
la peau du petit iguane en débâcle. La peau du
monde était très vaste. Être un homme, au
bout d’un million d’années
redécouvertes, c’était,
mystérieusement, comme être autre chose encore
qu’un homme, une étrange possibilité pas au
point qui pouvait aussi toutes sortes d’autres choses. Ce
n’était pas répertorié,
c’était mouvant et sans frontières –
c’était devenu un homme par habitude, mais en
vérité, c’était prodigieusement
vierge comme si toutes les vieilles lois, mon dieu,
appartenaient à d’antiques barbares
attardés. Alors d’autres lunes se mettaient
à courir dans le ciel avec le cri des aras au couchant,
un autre rythme naissait qui s’accordait
étrangement au rythme de tout, qui faisait comme une
seule coulée du monde et nous allions, léger,
comme si le corps n’avait jamais eu d’autre poids
que notre pensée humaine, et les étoiles
étaient proches, même les grands avions
vrombissants semblaient un vain artifice sous des galaxies
rieuses. Un homme, c’était un formidable possible.
C’était même le grand découvreur du
Possible. Jamais cette précaire invention n’avait
eu d’autre but parmi les millions d’espèces,
que de découvrir ce qui dépasse sa propre
espèce, peut-être le moyen de changer
d’espèce – une espèce
légère et sans lois. Au bout d’un million
d’années redécouvertes dans la grande nuit
rythmique, un homme c’était quelque chose encore
à inventer. C’était l’invention de
lui-même et tout n’était pas dit.
Alors, alors... un air singulier
commençait à remplir les poumons, une
légèreté inguérissable. Et si nous
étions une fable ? Et quel est le moyen ?
Et si cette
légèreté même était le moyen ?
Un grand débarras solennel
de nos solennités barbares.
Ainsi pensions-nous au cœur
de notre vieille forêt lorsque nous hésitions
encore entre des paillettes d’or improbables et une
civilisation dont il nous semblait bien qu’elle
était périmée et toxique, bien que
mathématique. Mais d’autres mathématiques
couraient dans nos veines, une équation pas encore faite
entre cet énorme monde et un petit point gorgé
d’air léger et d’immenses pressentiments.
C’est là que nous avons
rencontré Mère, à cette intersection de
l’anthropoïde retrouvé et du
« quelque chose » qui avait mis en route
cette invention inachevée et l’avait, quelques
instants, pris au piège d’une mécanique
dorée. Et rien n’était fini, et rien
n’était vraiment inventé qui mettrait la
paix et l’espace dans cette poitrine d’aucune
espèce.
Et si l’homme n’était
pas encore inventé ? S’il n’était pas
encore de son espèce ?
Une petite silhouette blanche, à
vingt mille kilomètres de là, seule et frêle
au milieu d’une horde spirituelle qui entendait bien que
le yogi méditant et miraculeux était le sommet de
l’espèce, cherchait le moyen, la
réalité de cet homme qui se croit, un moment, le
chef des cieux ou le chef de la mécanique, et qui,
peut-être bien, est tout autre chose que ses gloires
spirituelles ou matérielles. Un autre air léger
palpitait dans cette poitrine-là,
désencombré de ses cieux et de ses machines
préhistoriques. Une autre Histoire commençait. La
Matière et l’Esprit allaient-ils donc se retrouver
dans une « troisième position »
PHYSIOLOGIQUE, qui serait peut-être, enfin, la position de
l’Homme découvert, le quelque chose qui avait si
longtemps battu et souffert en quête de sa propre
espèce ? Elle était le grand Possible au
commencement de l’homme. Mère, c’est notre
fable devenue vraie. « Tout est
possible », c’était son premier mot.
Oui, Elle était au milieu
d’une « horde » spirituelle car,
toujours, le pionnier de la nouvelle espèce doit se
battre contre le meilleur de la vieille espèce : le
meilleur, c’est l’obstacle, le piège qui vous
garde dans ses vieux marécages dorés. Le pire, on
sait qu’il est pire. Et puis on s’aperçoit
que ce meilleur-là, c’est seulement le joli museau
du pire, la même vieille bête qui se défend,
toutes griffes dehors, avec des saintetés ou des gadgets
électroniques. Mère était là pour
autre chose.
« Autre chose »,
c’est dangereux, c’est menaçant, c’est
déroutant – c’est très insupportable
pour tous ceux qui sont comme la vieille chose. L’histoire
de l’« ashram » de
Pondichéry, c’est l’histoire d’un vieux
clan qui tient férocement à ses privilèges
« spirituels », comme d’autres
tenaient aux muscles qui les avaient fait rois parmi les grands
singes. C’est armé de toutes les saintetés
et de toutes les raisons qui avaient rendu si
« infaillible » l’homme logique
parmi ses frères moins cervelés. Le cerveau
spirituel, c’est probablement le pire obstacle de la
nouvelle espèce, comme l’étaient les muscles
du vieil orang-outang pour cet inconnu fragile qui ne grimpait
plus si bien aux arbres et s’asseyait, pensif, au milieu
d’une petite clairière incertaine. Il n’y a
rien de plus moraliste que la vieille espèce. Il
n’y a rien de plus légal. Mère cherchait le
chemin de l’espèce nouvelle contre toutes les
vertus de la vieille espèce autant que contre tous ses
vices ou ses lois. Car, à vrai dire, « autre
chose », c’est autre chose.
Nous avons débarqué
là un jour de février 1954, sorti de notre
forêt guyanaise et d’un certain nombre de
périples sans issue, comme si nous avions frappé
à toutes les portes du vieux monde avant d’arriver
au point d’impossibilité absolue où il faut
vraiment débarquer dans autre chose ou flanquer une balle
dans la peau de ce vieux singe supérieur. La
première chose qui nous ait frappé, c’est ce
Saint-Sulpice exotique avec ses bâtons d’encens, ses
images et ses prosternations en blanc : une Église. Le
soir même, nous avons failli prendre le premier train, et
dare-dare, cap sur l’Himalaya, ou le diable. Nous sommes
resté dix-neuf ans près de Mère.
Qu’est-ce qui pouvait donc nous retenir là ? Nous
n’étions pas sorti de Guyane pour devenir un petit
saint en blanc et entrer en religion. Je ne suis pas venue
sur terre pour fonder un ashram, ce serait un très
pauvre objectif, écrivait-elle dès 1934.
Qu’est-ce que voulait donc dire tout cela, cet
« ashram » qui s’inscrivait
déjà comme le propriétaire de la grande
affaire spirituelle, et cette petite silhouette fragile au
milieu de ces adorateurs zélés ? En
vérité, il n’y a pas de meilleur moyen
d’étouffer quelqu’un que de l’adorer :
on le recouvre sous le poids de l’adoration, qui
par-dessus le marché vous donne une sorte de droit de
propriété. Pourquoi voulez-vous adorer ?
s’écriait-elle, vous n’avez
qu’à devenir ! C’est la paresse de devenir
qui fait qu’on adore. Elle aurait tant voulu les
faire devenir cet « autre chose », mais
c’était plus commode d’adorer et de rester
tranquillement comme on est. Elle parlait aux murs. Elle
était très seule dans cet
« ashram ». Les disciples viennent peu
à peu remplir la maison, puis ils disent : c’est
chez nous. C’est l’« Ashram ».
Nous sommes « les disciples ». À
Pondichéry comme à Rome ou à la Mecque. Je
ne veux pas de religions, finies les religions !
s’écriait-elle. Elle se battait et se
débattait là-dedans – allait-elle donc
quitter cette Terre comme une sainte ou un yogi de plus,
enterrée sous les auréoles, la
« continuatrice » des grandes
lignées spirituelles ? Elle avait 76 ans quand nous avons
débarqué là-dedans, le couteau dans la
ceinture et le premier blasphème aux lèvres.
Elle adorait le défi et ne
détestait pas le blasphème.
Non, elle n’était pas
« la Mère de l’Ashram de
Pondichéry ». Et qui donc
était-elle ?... Nous l’avons découvert
pas à pas, comme on découvre la forêt, ou
plutôt comme on se bat avec elle, la machette à la
main – et puis ça fond, on aime, tant c’est
beau. Mère a grandi dans notre peau comme une aventure
à vie et à mort. Sept ans, nous nous sommes battu
avec Elle. C’était fascinant, c’était
détestable ; c’était puissant et doux ; on
avait envie de crier et de mordre, et de fuir et de revenir
toujours : « Ah! tu ne m’auras pas ! Si tu
crois que je suis venu ici pour adorer, tu te trompes
! » Elle riait. Elle riait toujours. Nous avions tout
notre saoul d’aventure, parce que dans la forêt, si
on se trompe, on se perd délicieusement avec la
même vieille peau sur le dos, tandis que là, il
n’y a plus rien pour se perdre ! Il n’y a plus
à se perdre : il faut CHANGER de peau. Ou mourir. Oui,
changer d’espèce. Ou faire un petit adorateur de
plus, écœurant – ce n’était pas
dans notre programme. On est l’ennemi de sa propre
conception du Divin, nous disait-elle avec son petit
sourire espiègle. Tout du long – pendant sept ans
en tout cas –, nous nous sommes battu contre
l’idée que nous nous faisions de Dieu et de la
« vie spirituelle » : c’était
bien commode, nous avions un
« représentant » sous la main. Elle
nous laissait faire, Elle nous ouvrait même toutes sortes
de petits paradis, et quelques enfers parce qu’ils vont de
pair. Elle nous a même ouvert la porte d’une
certaine « libération » qui
finissait par être aussi soporifique qu’une
éternité – mais il n’y avait pas
à en sortir : c’était
l’éternité. On était coincé de
tous les côtés : il n’y avait plus que ces 4
m² de peau, le dernier repaire, celui qu’on voulait
fuir par le haut ou par le bas, par la Guyane ou
l’Himalaya. Elle nous attendait là, au bout de nos
pirouettes spirituelles ou moins spirituelles. La
Matière, c’était son affaire. Il nous a
fallu 7 ans pour comprendre qu’Elle commençait
« là où finissent les autres
yoga », comme Sri Aurobindo l’avait dit il y a
vingt-cinq ans. Il fallait avoir parcouru tous les chemins de
l’Esprit et tous ceux de la Matière, ou en tout cas
un grand nombre en quantité géographique, avant de
découvrir, ou même simplement de comprendre
qu’« autre chose »,
c’était vraiment autre chose. Ce
n’était pas un Esprit amélioré ni une
Matière améliorée, mais... on pourrait dire
« rien », tant c’était
contraire à tout ce qu’on connaît. Pour la
chenille, le papillon c’est rien. Ça ne se voit
même pas et ça n’a rien de commun avec des
paradis de chenille ni même une matière de
chenille. Nous y étions : coincé dans
l’aventure irrémédiable. On ne revenait pas
de là : il fallait passer de l’autre
côté. Et cette septième
année-là, tandis que nous en étions encore
à croire aux libérations et aux Oupanishads
réunies, avec quelques visions glorieuses pour
améliorer l’ordinaire (qui restait
épouvantablement ordinaire), comme nous en étions
encore à voir « la Mère de
l’Ashram », un peu comme un super-directeur
spirituel (doté tout de même d’un sourire
désarmant et tellement irritant, comme si Elle se moquait
de nous, et puis nous aimait en cachette), un jour, Elle nous a
dit : J’ai le sentiment que TOUT ce que l’on a
vécu, tout ce que l’on a su, tout ce que
l’on a fait, tout ça, c’est une parfaite
illusion... Quand j’ai eu l’expérience
spirituelle que la vie matérielle est une illusion,
moi, j’ai trouvé cela si merveilleusement beau et
heureux que cela a été l’une des plus
belles expériences de ma vie, mais là,
c’est toute la construction spirituelle telle
qu’on l’a vécue qui devient une illusion !
– pas la même illusion, mais une bien plus grave
illusion. Et je ne suis pas un bébé :
voilà quarante-sept ans que je suis ici ! Oui, Elle
avait 83 ans. Ce jour-là, nous avons cessé
d’être « l’ennemi de notre propre
conception du Divin », parce que tout le Divin se
cassait le nez par terre – et nous rencontrions
Mère, enfin. Ce mystère qu’on appelle
Mère, parce qu’Elle n’a pas cessé
d’être un mystère jusqu’à 95
ans, et aujourd’hui encore, de l’autre
côté de ce mur d’invisibilité, Elle
nous défie et nous laisse patauger en plein
mystère – avec un sourire. Elle sourit toujours.
Mais le mystère n’est pas résolu.
Cet Agenda, c’est
peut-être bien pour tenter de résoudre le
mystère avec un certain nombre d’iconoclastes
fraternels.
Alors où est
« la Mère de l’Ashram »,
là-dedans ? Où est même
« l’Ashram », sinon comme un
musée spirituel des résistances à
l’autre chose. Ils en étaient toujours – ils
en sont encore – à faire leur catéchisme
sous un petit drapeau : ce sont les propriétaires de la
vérité nouvelle. Mais la vérité
nouvelle leur rit au nez et les laisse sécher au bord de
leur petite mare. Ils s’imaginent que Mère et Sri
Aurobindo, 27 ans ou 4 ans après leur départ,
continueraient de se répéter ! Mais ce ne seraient
pas Mère et Sri Aurobindo, ce seraient des fossiles. La
vérité court toujours. Elle est avec ceux qui
osent, qui ont le courage, et d’abord le courage de briser
les images, démystifier, et d’aller VRAIMENT
à la conquête du nouveau. Le
« nouveau », c’est pénible,
c’est décourageant, ça ne ressemble à
rien de connu ! On ne peut pas faire le drapeau du pays
qu’on n’a pas conquis – c’est cela, le
merveilleux, c’est qu’il n’existe pas encore :
il faut le FAIRE DEVENIR. L’aventure n’est pas faite
: elle est à faire. La vérité n’est
pas attrapée au piège et fossilisée,
« spiritualisée » : elle est
à découvrir. On est dans rien, qu’il faut
faire être quelque chose. On est dans l’aventure de
l’espèce nouvelle. Une espèce nouvelle,
c’est évidemment contradictoire de la vieille
espèce et des petits drapeaux du déjà
connu. Ça n’a rien de commun avec les sommets
spirituels du vieux monde, ni même avec ses abîmes
– qui pourraient avoir de délicieuses tentations
pour ceux qui en ont assez des sommets, mais c’est tout
pareil, en noir et blanc, c’est fraternel en haut et bas.
Il faut AUTRE CHOSE.
Es-tu conscient de tes cellules ?
nous demandait-elle peu après la petite opération
de démolition spirituelle, Non, eh bien, deviens
conscient de tes cellules et tu verras qu’il y a des
résultats TERRESTRES. Être conscient de ses
cellules ?... C’était une opération bien
plus radicale que la traversée du Maroni à la
machette, parce que, après tout, les arbres et les
lianes, ça se coupe, mais le grand-père et la
grand-mère, et toute la collection atavique, sans parler
des couches animales et végétales et
minérales qui font un humus grouillant sur cette seule
petite cellule pure sous son programme génétique
millénaire, cela ne se dé-couvre pas aussi
simplement. Les grands-pères et les grands-mères
repoussent comme du chiendent, et toutes les vieilles habitudes
d’avoir faim, d’avoir peur, de tomber malade, de
craindre le pire, d’espérer le meilleur, qui est
encore le meilleur de la vieille habitude mortelle. Tout cela ne
se déracine pas ni ne s’attrape aussi facilement
que les « libérations »
célestes, qui laissaient le grouillement en paix et le
corps à sa décomposition comme d’habitude.
Elle était venue tailler là-dedans. Elle
était l’Ancienne de l’évolution qui
venait faire une nouvelle trouée dans la vieille habitude
rabâchée d’être comme un homme. Elle
n’aimait pas les rabâchages, Elle était
l’aventurière par excellence –
l’aventurière de la terre. Elle arrachait pour
l’homme le grand Possible qui battait dans sa
première clairière et qu’il avait cru, un
moment, prendre au piège de quelques machines. Elle
arrachait une nouvelle Matière, libre, sans habitude
d’être forcément comme un homme qui se
répète à perpétuité avec
quelques améliorations en transplantations
d’organes et en circulation fiduciaire. En fait, Elle
était là pour découvrir ce qui arrive
après le matérialisme et après le
spiritualisme, ces deux frères jumeaux. Car c’est
pour une même raison que le Matérialisme
s’écroule en Occident comme le Spiritualisme est en
train de s’écrouler en Orient : c’est le
temps de l’espèce nouvelle. L’homme a besoin
de se réveiller, non seulement de ses démons mais
de ses dieux. Une nouvelle Matière, oui, comme un nouvel
Esprit, oui, parce que nous ne connaissons encore ni l’un
ni l’autre. C’est le temps où la Science
comme la Spiritualité, au bout de leur course, doivent
découvrir ce qu’est VRAIMENT la Matière,
parce que c’est là vraiment qu’est
l’Esprit que nous ne connaissons pas. C’est le temps
où tous les « ismes » de la vieille
espèce s’écroulent :
« L’âge du Capitalisme et des affaires
tire à sa fin. Mais l’âge du Communisme aussi
va passer... » C’est le temps d’une toute
petite cellule pure QUI AURA DES EFFETS TERRESTRES, infiniment
plus radicaux que toutes nos panacées politiques et
scientifiques ou spiritualistes.
Cette prodigieuse découverte,
c’est toute l’histoire de l’Agenda.
Quel est le passage ? Comment fraye-t-on le chemin de la
nouvelle espèce ?... Et puis, tout d’un coup,
là, de l’autre côté de cette vieille
habitude millénaire – une habitude, rien
d’autre qu’une habitude ! – d’être
comme un homme doté de temps et d’espace et de
maladies : toute une géométrie implacable et
« scientifique » et médicale
parfaitement ; de l’autre côté... rien
de tout cela ! Une illusion, une fantastique illusion
médicale et scientifique et génétique : la
mort n’existe pas, le temps n’existe pas, la maladie
n’existe pas, le « proche » et le
« lointain » non plus – une autre
manière d’être DANS UN CORPS. Pendant tant de
millions d’années nous avions vécu dans une
habitude et mis en équation notre propre pensée du
monde et de la Matière. Plus de lois ! la Matière
est LIBRE. Elle peut faire un petit lézard, un
écureuil, un perroquet – elle a fait assez de
perroquets. Maintenant c’est AUTRE CHOSE... si nous
voulons.
Mère, c’est l’histoire de
la Terre libre. Libre de ses perroquets spirituels et
scientifiques. Libre aussi de ses petits ashrams – il
n’y a rien de plus tenace que ces perroquets-là.
Jour après jour, pendant 17
ans, Elle nous appelait pour nous dire son impossible
cheminement. Ah ! comme nous comprenons maintenant pourquoi Elle
avait tant besoin d’un hors-la-loi et
hérétique de notre trempe pour comprendre un peu
son impossible chemin dans « rien ». Et
comme nous comprenons maintenant son infinie patience avec nous,
malgré toutes nos révoltes, qui finalement
n’était que la révolte de la vieille
espèce contre elle-même. La dernière
révolte. Ce n’est pas une révolte contre
le gouvernement britannique qu’il faut faire,
c’est une révolte contre la Nature
matérielle tout entière !
s’écriait Sri Aurobindo cinquante ans plus
tôt. Elle écoutait nos doléances, nous
partions et nous revenions ; nous n’en voulions plus et en
voulions encore. C’était infernal et merveilleux,
impossible et le seul possible dans ce vieux monde suffocant.
C’était le seul endroit où aller dans ce
monde barbelé, mécanisé, où
Hong-Kong ressemble tellement à Pantin en
charretée aérienne. L’espèce
nouvelle, c’était le dernier lieu libre dans la
Prison générale. C’était
l’espoir de la terre. Comme nous écoutions sa
petite voix balbutiante qui semblait revenir de loin-loin,
traverser des espaces et des sargasses mentales pour laisser
tomber ses petites gouttes de mots, pures, cristallines, ses
paroles qui font voir. On écoutait l’avenir, on
touchait l’autre chose. C’était
incompréhensible et comme plein d’une autre
compréhension. Ça nous échappait de tous
les côtés, et pourtant c’était
d’une fulgurante évidence. Une « autre
espèce », c’était vraiment
radicalement autre, et pourtant ça vibrait dedans comme
une reconnaissance absolue, comme si c’était
ÇA qu’on cherchait depuis des âges et des
âges, ÇA qu’on appelait sous toutes les
illuminations, à Thèbes, comme à Eleusis,
comme partout où nous avions peiné en peau
d’homme. C’était pour ÇA qu’on
était ici, pour ce suprême Possible dans une peau
d’homme enfin. Et puis sa voix devenait de plus en plus
frêle, son souffle haletait comme si Elle devait traverser
des distances de plus en plus grandes pour nous rejoindre. Elle
était si seule à marteler les murs de la vieille
prison. Il y avait beaucoup de griffes autour. Oh ! nous aurions
si vite décroché de tout ce fatras pour filer avec
Elle dans l’avenir du monde. Elle était toute
menue, penchée sur elle-même, comme
écrasée sous le fardeau
« spirituel » que toute la vieille
espèce environnante lui jetait sur le dos. Ils n’y
croyaient pas, non. Pour eux, Elle avait 95 ans + tant de jours.
Peut-on devenir toute seule de la nouvelle espèce ? Ils
grondaient même, ils en avaient assez de cet insupportable
Rayon qui tirait au jour leurs sordides histoires.
L’Ashram se refermait lentement sur Elle. Le vieux monde
voulait faire une nouvelle petite Église dorée,
bien tranquille. Non, personne ne voulait DEVENIR. Adorer,
c’était plus commode. Et puis on vous enterre
solennellement, c’est affaire faite : maintenant on ne
bouge plus et mettez-moi quelques auréoles
photographiques pour le pélerin de la belle affaire. Mais
ils se trompent. L’affaire se fera sans eux,
l’espèce nouvelle leur sautera au nez – elle
est en train de sauter au nez du monde, en dépit de tous
ses ismes en noir et blanc, elle éclate par tous les
pores de la Terre meurtrie qui en a assez de faire semblant avec
des petits ciels ou des petites mécaniques barbares.
C’est le temps de la Terre RÉELLE. C’est le
temps de l’homme RÉEL. Nous y allons tous –
si nous connaissions un peu le chemin...
Cet Agenda, ce n’est
même pas un chemin : c’est une petite vibration
légère qui vous saisit à n’importe
quel détour – et puis ça y est, on est
DEDANS. Un autre monde dans le monde, disait-elle. Il
faut attraper la petite vibration légère, il faut
couler avec elle, dans rien, qui est comme le seul quelque chose
au milieu de la grande débâcle. Au commencement des
choses, quand rien n’était encore FIXÉ,
quand il n’y avait pas encore cette habitude de
pélican ou de kangourou, ou de singe supérieur, ou
de biologiste du XXème siècle, il y avait une
petite pulsation qui battait-battait, comme un vertige
délicieux, comme une joie de la grande aventure du monde
; une petite étincelle jamais emprisonnée qui
continue de battre et battre, d’espèce en
espèce, comme si on n’y était jamais, comme
si c’était là-bas, là-bas : comme si
c’était à devenir éperdument,
à jouer pour toujours comme le seul grand jeu du monde ;
un je-ne-sais-quoi qui laissait ce bout d’homme pensif au
milieu d’une clairière ; un petit
« quelque chose » qui bat et bat, qui
respire et respire sous toutes les peaux qu’on a mises
dessus, qui est comme notre respiration profonde, notre air
léger, notre air de rien – et ça continue,
ça continue. Il faut attraper la petite respiration
légère, la petite pulsation pour rien. Et puis,
tout d’un coup, sur le seuil de notre clairière de
béton, on a la tête qui tourne
irrémédiablement, les yeux qui papillotent dans
autre chose, et tout est différent, et tout est comme
bourré de sens et de vie comme si on n’avait jamais
vécu jusqu’à cette minute-là. Alors
on a attrapé la queue du Grand Possible, on est sur le
chemin sans chemin, dans le nouveau radicalement, et on court
avec le petit lézard, le pélican, le grand homme,
on court partout dans un monde qui a perdu sa vieille peau
séparée et son petit bagage d’habitudes. On
commence à voir autrement, à sentir autrement. On
a ouvert une porte sur une clairière impensable. Juste
une petite vibration légère et qui vous emporte.
Alors on commence à comprendre comment ça PEUT
CHANGER, par quel mécanisme : un mécanisme
léger et si miraculeux qu’il n’a l’air
de rien. On commence à sentir la merveille d’une
petite cellule pure, et qu’il suffirait d’un peu de
joie pour que le monde se renverse. On vivait dans un petit
bocal pensant, on mourait dans une vieille habitude en
bouteille. Et puis c’est tout autre. La Terre est libre !
Qui veut la liberté ?
Mais c’est dans une cellule
que ça commence.
Une petite cellule pure.
Mère c’est la joie de
la liberté.
Bon Agenda !
Satprem
Nandanam
Deer House
19 août 1977
L’Agenda de Mère,
volume 1, pages 11 et suivantes
© Institut de Recherches Évolutives, Paris

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